Une Histoire qui fait tache dans nôtre Histoire familiale...
Marquise de Brinvilliers (La) :
une empoisonneuse précurseur
de l’Affaire des Poisons
(D’après « Musée des familles », paru en 1835)
Une descendante de nôtre couple d'aïeux Jean 1er de Dreux et Marguerite de La Roche...
Figure emblématique initiant une série d’empoisonnements survenant à la fin du XVIIe siècle et qui, faisant quelques émules dont La Voisin, aboutiront entre 1679 et 1682 à l’Affaire des Poisons, la marquise de Brinvilliers assassine notamment son père et ses frères, le scandale éclatant en 1672 lorsque, à la mort de son amant le chevalier de Sainte-Croix due aux émanations d’un sublimé qu’il préparait, on découvre dans ses papiers neuf lettres de sa maîtresse, ainsi qu’une reconnaissance de dette de la marquise et 75 livres de substances toxiques entrant dans la confection de poisons
Future Mme de Brinvilliers, Marie-Madeleine Dreux d’Aubray était fille de M. d’Aubray, lieutenant civil à Paris : sa famille était, comme autrefois en France toutes les familles de robe du second degré, dans une aisance assez grande pour contenir une réputation de fortune. Les grandes familles parlementaires étant les seules où se voyaient de grandes richesses, Mademoiselle d’Aubray ne pouvait donc s’attendre à faire un très grand mariage ; cependant, comme elle était jolie, elle espéra, et rechercha une belle alliance.
Les portraits qui sont restés d’elle, et ce que nous en disent les mémoires du temps, nous la représentent comme une charmante personne. Elle était petite, mais gracieuse dans sa taille et dans ses manières. Sa physionomie était douce , naïve et même innocente. Elle avait surtout un charme particulier dans le sourire et dans le regard, par l’accord qui existait entre eux. Elle joignait à cela un esprit remarquablement aimable, surtout pour la causerie, ce qui était l’esprit de l’époque ; aussi était-elle fort recherchée par la classe de son père, et même par ceux d’une classe plus élevée. L’un de ces derniers fut le marquis Gobelin de Brinvilliers, fils d’un président à la chambre des comptes, et maître de camp du régiment de Normandie. Il rencontra mademoiselle d’Aubray, et en devint éperdument amoureux. Il était fils unique, héritier d’une fortune, en bon ordre, de trente mille livres de rentes, qui en représentent soixante de nos jours ; il était joli garçon, homme du monde, où il était bien vu. Ce mariage était donc au-dessus des espérances que pouvait former mademoiselle d’Aubray.
Le mariage se fit ; et pendant la première année tout parut faire croire qu’il serait heureux. La marquise aimait le monde ; son mari, qui avait pour elle un de ces sentiments funestes dans leur résultat, lorsqu’ils sont éprouvés par une personne faible pour une autre qui sent son pouvoir et veut en abuser, son mari lui permettait inconsidérément de recevoir chez elle tous ceux qui lui plaisaient. Leur maison était agréable, et beaucoup d’hommes surtout cherchaient à s’y faire présenter. Dans le nombre il se trouva, peu de temps après le mariage de la marquise, un capitaine de cavalerie, se faisant appeler le chevalier de Sainte-Croix. Cet homme racontait avec impudeur, comme une chose dont il n’aurait pas eu honte, qu’il était bâtard d’une noble famille, et s’en allait ainsi par le monde, la tête haute et coudoyant les honnêtes gens. Une fois présenté chez la marquise de Brinvilliers, il comprit tout ce qu’il pouvait espérer dans cette maison.
Le marquis avait été passionnément amoureux de sa femme, alors il ne l’était plus ; mais il n’était pas jaloux. Il vivait a une époque où le relâchement des mœurs empêchait de s’étonner de quoi que ce fût en ce genre. La marquise, dont les passions étaient des plus violentes, s’indigna d’abord d’être délaissée, après avoir été l’objet d’une passion qu’à dix-huit ans elle avait cru devoir durer toujours. Cette déception devait être la première qui blessât son cœur de femme. Chez une autre cela aurait provoqué des larmes, et peut-être un vrai malheur. La marquise pleura bien... mais ses larmes furent des larmes de sang.... et ce fut par le sang qu’elle jura qu’elle serait vengée.
Ce fut alors que le chevalier de Sainte-Croix joua près d’elle le rôle de consolateur. D’abord ce fut un frère, un ami ; mais il connut bientôt le cœur qu’il voulait guérir, et, laissant toute dissimulation, il se révéla à celle qu’il avait voulu perdre, et dont l’âme lui apparaissait déjà effrayante pour lui-même. Le lieutenant civil fut bientôt informé d’une liaison que la marquise prenait elle-même soin de publier. Un jour il alla chez sa fille et lui parla avec tendresse et confiance. Il se mit presque à ses pieds pour la prier de rompre ses relations avec M. de Sainte-Croix :
– Vous aimiez votre mari, dit M. d’Aubray, il vous aimait aussi.... Pourquoi votre intérieur est-il changé ?
– Pourquoi ! s’écria la marquise, en arrêtant sur son père un regard de mort... Ah ! pourquoi ! Ah ! c’est à moi que vous le demandez, monsieur !... Allez faire cette question à M. de Brinvilliers... Ah ! vous voulez que je vous explique les causes de l’inconduite de votre gendre, monsieur !... Et c’est lui que vous excusez !... Et c’est moi que vous accusez, moi,... votre enfant,... votre fille, que cet homme délaisse !... Et cependant tous les torts sont de moi !... Je suis la criminelle !...
– Si votre mari a eu des torts, dit le lieutenant civil, ils sont d’une nature à être pardonnés, tandis que vos fautes sont inexcusables. Ce n’est pas, d’ailleurs, par une conduite semblable que vous le ramènerez à vous.... Quant à moi, j’agirai comme le doit faire un père de famille, un magistrat ; je le dois à ma dignité. Rappelez-vous notre entretien d’aujourd’hui, Marguerite... rappelez-vous mes paroles... et tremblez !...
Mais ce n’était pas une femme comme la marquise qu’on pouvait faire trembler. Ses larmes coulaient autrement que par la douleur.... Aussi rugit-elle comme une jeune lionne, lorsque, quelques jours après, sortant du Cours-la-Reine, vers neuf heures du soir, son carrosse fut entouré par une troupe d’archers, assistés d’un exempt, qui enlevèrent M. de Sainte-Croix et le conduisirent à la Bastille, où il demeura près d’un an. L’emprisonnement de M. de Sainte-Croix avait été fait à l’enquête du lieutenant civil. Si le malheureux vieillard eût invoqué la loi qu’il devait aussi avoir étudiée, et qu’il devait connaître, pour mettre fin à une criminelle liaison, il aurait évité les malheurs de sa maison, et n’aurait pas, pour lui-même, appelé la mort sur sa tête blanche, bien des années avant son heure. Si le chevalier de Sainte-Croix eût été séparé de la marquise par le moyen fort simple de la réclusion de celle-ci dans un monastère, pour cause d’inconduite, il n’aurait pas été mis à la Bastille, et n’aurait pas connu cet homme exécrable qui l’initia dans tous les secrets de la mort.
Le lieutenant civil craignit l’éclat d’une procédure pour obtenir la réclusion de sa fille autrement que par une lettre de cachet, et les prévisions de l’infortuné père furent ensuite cruellement déçues... Il fut heureux, du moins, de ne pas assister au dénouement de cette atroce tragédie. Enfermé dans le donjon de la Bastille pour une cause qui n’était pas un crime d’état, le chevalier de Sainte-Croix eut la liberté de fréquenter plusieurs prisonniers. L’un d’eux, nommé Exili, était Italien, et chimiste fort habile. Le chevalier avait étudié cette science dans le but de s’y perfectionner et de faire des découvertes. Il demanda à Exili de travailler avec lui : l’autre y consentit et lui communiqua tous ses secrets.
Ils étaient affreux. Exili excellait surtout dans la composition des poisons les plus subtils... Le monstre semblait être l’héritier de cet autre Florentin , qu’on nommait l’empoisonneur de la reine Catherine de Médicis et qui empoisonnait dans une orange, dans une fleur, dans une lettre. Bientôt Sainte-Croix comprit tous les mystères de l’art, et lorsqu’au bout d’une année il sortit de la Bastille, où le lieutenant civil n’eut pas la prudence ou le crédit de le retenir plus longtemps, il était au moins aussi habile que son maître, et pourtant la surveillance active d’une prison, le défaut d’instruments et de matières ne permirent qu’une instruction incomplète. Mais peu de temps après sa sortie, M. de Sainte-Croix obtint celle d’Exili, et le prit dans sa propre maison – quelques auteurs affirmant qu’il fut chez la marquise.
Le père de la marquise de Brinvilliers.
L'empoisonnement de son père.
C’est ici que commence la carrière monstrueuse de la Brinvilliers. Jusque-là, elle n’était souillée que du crime d’adultère. Il lui apprit bientôt tous ses secrets. Élève et complice des deux scélérats, cette femme prélude à sa longue carrière d’empoisonnement par celui de son père : elle devient parricide. Le front calme et haut, c’est agenouillée devant le vieillard, pour lui demander pardon, qu’elle lui voit avaler le poison. Mais soigneuse de prévenir les remarques, elle emprunte le masque religieux pour être méconnue, elle se confesse, communie, hante les églises, les hôpitaux, et partout recueille des louanges et des bénédictions. A l’Hôtel-Dieu, la misérable distribue des biscuits empoisonnés qui doivent donner la mort dans un temps prescrit. Aucun des malades ne survit à la violence du poison. Une jeune fille, Marthe Descloseaux, élevée avec la marquise, était devenue sa femme de chambre ; elle était douce et bonne, cette jeune fille, et chacun l’aimait ; madame de Brinvilliers, elle-même, l’aimait comme elle pouvait aimer. Ayant un essai de poison à faire, elle choisit la pauvre enfant : elle lui donna une tranche de jambon avec ce poison, mais ce n’était qu’un essai, elle en connaissait mal l’effet, et Marthe n’en mourut pas. L’infortunée fut longtemps malade à faire désespérer de sa vie, et ne put jamais recouvrer sa première santé. La marquise reconnut le défaut du venin. Elle en augmenta la force, et ce fut ce même poison qu’elle donna à son père, dans un bouillon. Elle le lui présenta elle-même à Offemont, sa maison de campagne.
La mort de M. d’Aubray n’excita aucun soupçon. Son fils, Antoine d’Aubray, lui succéda dans sa charge et dans la proscription prononcée sur eux par le monstre qui leur donnait le nom de père et de frère. La marquise, pour ne craindre aucune entrave, lui avait donné un valet de chambre qui avait appartenu à Sainte-Croix. Cet homme, nommé Hamelin-La Chaussée, connaissait tous les secrets des scélérats associés, et savait même administrer leurs poisons selon les doses prescrites. Celui qu’il fut chargé par la marquise de donner à son frère fut mis par lui dans du vin de Bourgogne que le lieutenant civil buvait de préférence. Mais la combinaison du vin et du poison rendit le breuvage si amer que le lieutenant civil ne put le boire. La Chaussée ne fut même pas ému , il trouva une excuse aussitôt – il prétendit qu’ayant pris médecine il s’était servi de ce verre et qu’il avait été mal nettoyé, demanda pardon à son maître qui le lui accorda –, mais il n’insista pas pour le même jour.
Deux ans après, l’arrêt fut prononcé de nouveau, et cette fois il réussit. M. d’Aubray, et son frère, conseiller au Parlement, allèrent passer quelques jours dans cette même campagne où leur père avait été tué par sa fille... on servit à dîner une tourte de pigeonneaux emprisonnés. Il y avait à la même table six amis des deux frères... tous moururent. Le lieutenant civil mourut après avoir langui quelques semaines ; il était étique... L’autopsie de son cadavre révéla la cause de sa mort, mais sa sœur ne fut pas même soupçonnée. Qui pouvait allier le nom de sœur à celui d’assassin ? La Chaussée prit le deuil de son maître, et passa au service du conseiller au parlement, qui, plus robuste que son frère, lui survécut six semaines. Il mourut comme lui, étique, desséché... le poison allait chercher le feu de la vie jusqu’au fond du cœur. Le conseiller au parlement laissa 300 livres de rente à La Chaussée, par son testament.
Exili était parti ; il avait quitté la France, laissant à ses élèves en crime une ample moisson à distribuer autour d’eux, non pour faire vivre, mais pour faire mourir. Il semblait que cet homme était un démon sorti de l’enfer, dont la mission était de tuer et de détruire. Le temps qui suivit son départ et celui où la marquise et Sainte-Croix se livrèrent aux plus grands excès de vengeance. Les deux frères de la marquise avaient été doublement condamnés, ils l’avaient été par le chevalier de Sainte-Croix qui vengeait sur eux, comme il l’avait fait sur le père, son année de captivité, et la marquise était à la fois stimulée par la vengeance, la cupidité et le besoin du crime qui devient une soif de sang une fois que la première barrière a été franchie avec cette violence. Enfin l’arrêt du marquis de Brinvilliers fut porté dans un de ces entretiens dont jamais la marquise ne sortait sans avoir désigné une tête à la mort.
Mais Sainte-Croix redoutait une telle femme plus qu’il ne pouvait l’aimer : l’avoir pour compagne était une pensée qui lui donnait le frisson, qui glaçait son cœur : il recula devant une telle union, et pour la première fois il combattit un crime. La marquise ne voulut s’en rapporter à personne du soin de donner la mort à son mari. Elle lui lit prendre une tasse de chocolat dans laquelle était le même poison qu’avait pris son père, mais à un degré plus fort, et elle attendit, en lui souriant, l’effet du breuvage maudit. Mais il devait être nul. Sainte-Croix avait décidé que le marquis de Brinvilliers demeurerait en ce monde pour garder sa compagne. Maître de la marquise dans l’art de donner la mort, il connaissait non seulement la vertu du venin, mais aussi ce qui le combattait. Il donna donc au marquis de Brinvilliers un contre-poison qui détruisit l’œuvre d’enfer de la marquise. Elie pâlit de rage en voyant se réveiller chaque matin celui qu’elle voulait endormir chaque soir pour toujours. Elle redoubla la dose, ce fut toujours en vain. Alors elle changea le poison, et consulta Sainte-Croix comme celui qui était le plus intéressé à la réussite du crime. La mort, sous cette nouvelle forme, fut donc encore donnée au marquis, et de nouveau combattue par Sainte-Croix...
La mort de son amant révèle un terrible secret
C’est ainsi que le marquis, chaque jour empoisonné et désempoisonné, survécut à sa femme. Mais le Ciel devait enfin se lasser de tant de crimes, et Sainte-Croix fut sa propre victime. Il travaillait un jour dans son laboratoire, et faisait de ces poisons subtils qui donnent la mort dans une lettre, ou seulement dans un objet approché de la personne condamnée. Les émanations de ce poison étaient tellement déliées, que Sainte-Croix était obligé de porter, en le travaillant, un masque de verre. Tout à coup le masque se détache et tombe.... Sainte-Croix fut étouffé à l’instant même. Comme il n’avait aucun héritier, ni aucun parent connu, le commissaire du quartier mit les scellés et fit une manière d’inventaire. En cherchant sous le lit du chevalier on trouva une cassette enveloppée dans un grand papier, sur lequel était écrit ce qui suit :
« Je supplie très humblement ceux ou celles entre les mains de qui tombera cette cassette, de la remettre en mains propres à Mme la marquise de Brinvilliers, demeurant rue Neuve-Saint-Paul... attendu que tout ce qu’elle contient Iui appartient et la regarde... Au cas qu’elle fût plus tôt morte que moi, de la brûler, ainsi que tout ce qui est dedans, sans rien ouvrir ni innover ; et afin qu’on n’en prétende cause d’ignorance, je jure, sur le Dieu que j’adore, et tout ce qu’il y a de plus sacré, qu’on n’expose rien qui ne soit véritable ; et si d’aventure l’on contrevient à mes intentions, toutes justes et raisonnables en ce chef, j’en charge, en ce monde et dans l’autre, leur conscience pour la décharge de la mienne, protestant que c’est ma dernière volonté. Fait à Paris, le 22 mai 1672. Sainte-Croix. » Il y avait au bas de cette note : A monsieur Pennautier. Ce monsieur Pennautier était le receveur-général du clergé.
Le commissaire, qui ne connaissait que son métier, se moqua de la défense de ne pas toucher à la cassette, et il l’ouvrit. On y trouva treize paquets sur lesquels étaient plus de huit cachets, où était écrit : Papiers à brûler sans ouvrir le paquet. Il ouvrit aussi les paquets, qui contenaient jusqu’à soixante-quinze livres de sublime... Il y avait également toutes les lettres de la marquise, et une promesse de 30 000 livres faite par elle à Sainte-Croix. En apprenant cet événement, la marquise, justement effrayée , employa tous les moyens pour avoir cette cassette, qui la perdait. N’y pouvant parvenir, elle laissa une procuration à un avocat pour retirer la promesse, protestant qu’elle lui avait été surprise, et se sauva en Belgique. Elle pouvait encore échapper au châtiment qui allait enfin frapper sa tête maudite ; car rien ne prouvait sa complicité avec Sainte-Croix dans la confection des poisons. La correspondance que contenait la cassette prouvait seulement sa liaison adultère avec Sainte-Croix.
Mais la main de Dieu, qui avait dénoué le cordon du masque de Sainte-Croix pour le frapper de mort dans l’exercice de ses crimes, conduisit encore La Chaussée, le valet de chambre du lieutenant civil, à faire une démarche qui le perdit, ainsi que la marquise. Il fit une opposition aux scellés, pour être payé d’une somme de deux cents pistoles, que Sainte Croix lui devait, disait-il, pour ses gages pendant sept ans. La veuve d’Antoine d’Aubray, qui habitait la province, avait toujours eu la pensée instinctive que cet homme n’était pas étranger à la mort de son maître ; elle ignorait sa demeure. En apprenant, par la rumeur publique, que cet homme avait servi sept ans un empoisonneur comme Sainte-Croix, dont la profession ne pouvait plus être douteuse, après ce qu’on avait trouvé chez lui, la veuve de la victime porta sans crainte un réquisitoire contre La Chaussée. Il fut arrêté, mis à la question, et révéla aussitôt des crimes dont la relation fit tellement frémir les juges, qu’on ne les lui laissa même pas achever. Il déclara la mort de M. d’Aubray, de ses deux fils, et toutes les horreurs commises par la marquise.... On lui fit son procès, quoique absente, et elle fut condamnée a avoir la tête tranchée.
En quittant la France, elle s’était réfugiée en Angleterre. Mais bientôt la manière dont l’ambassadeur s’expliqua sur elle lui donna la crainte d’être arrêtée. L’horreur qu’inspirait un tel monstre nivelait toutes les barrières que le droit ordinaire des gens pouvait élever entre elle et la justice. Elle se sauva à Bruxelles. Là, craignant encore d’être livrée, elle fut s’enfermer dans un couvent de Liège. Son asile fut bientôt découvert. On dépêcha à Liège un exempt fort adroit avec tous les pouvoirs nécessaires pour l’arrêter et pour obtenir la permission de l’extradition. Desgrais, c’était le nom de l’exempt, se déguisa en abbé, et se fit présenter dans le couvent que la marquise habitait. Il employa près d’elle tous les moyens de l’adresse la plus subtile pour lui faire croire qu’elle avait trouvé en lui un protecteur et un ami. La marquise tomba dans le piège, malgré la crainte que devait nécessairement lui inspirer la gravité de sa position et la finesse de son esprit. Cependant elle ne se laissa aller à aucune confidence.
Une cavale de plusieurs années
Mais un jour, l’abbé Desgrais lui ayant proposé une promenade hors de la ville, elle eut l’imprudence d’y consentir, et, à peine arrivée dans un petit bois qui n’était qu’à un quart de lieue de Liège, elle fut entourée par une troupe d’archers déguisés qui secondaient Desgrais, dont la perruque et le manteau jetés de côté laissèrent voir à la marquise qu’elle avait été crédule comme un enfant. Aussitôt qu’elle fut arrêtée, Desgrais se rendit au couvent, et s’empara de tous les papiers de la marquise, qui, se croyant là parfaitement en sûreté, causait avec elle-même avec un épanchement de confiance qui fit frémir même les plus résolus, surtout en lisant un cahier écrit par elle-même, et intitulé : ma confession générale. C’était, disent les mémoires du temps et la procédure de madame de Brinvilliers qui se trouve dans les causes célèbres, le plus monstrueux monument qui puisse être élevé à la honte de l’humanité... Dans cet écrit, la marquise, après s’être accusée de forfaits inouïs, révèle qu’elle a mis un jour le feu à une grande et belle maison par simple amusement. Après avoir parlé de l’empoisonnement de son père, de ses deux frères et de son mari, elle s’accuse d’avoir aussi donné la mort à l’un de ses enfants, et enfin à elle-même.
Mais un de ces crimes produits par la folie la plus monstrueuse fut celui commis sur la personne d’un homme qui jamais ne lui fit d’offense, et même qu’elle ne connaissait pas avant de le désigner à la mort. Elle était un jour dans un couvent ; car elle ce retirait tous les ans dans un des monastères les plus rigoureux de Paris pour y faire son carême. Cette fois elle était à la Visitation. Là, elle priait Dieu, soignait les malades, assistait les pauvres et montrait aux religieuses à faire de l’eau de violettes ; c’est ainsi qu’elle passait pour une femme de bien, édifiant même les plus saintes.
Son appartement était, comme cela se voit souvent, dans l’intérieur du couvent : aussi les religieuses venaient la voir et causaient avec elle. Parmi elles était une novice d’une ravissante beauté, mais qui paraissait profondément triste. La marquise lui parla avec une extrême douceur, et parvint à obtenir sa confiance. Elle avait perdu sa mère fort jeune, et son père n’aimait qu’un fils, l’aîné de la jeune religieuse, qui devait être enrichi de son patrimoine. La pauvre enfant avait donc été chassée de la maison paternelle et mise dans ce couvent, où six mois plus tard elle devait prendre définitivement le voile. En racontant cette histoire de sa vie de jeune fille, déshéritée non seulement de sa fortune, mais de sa légère portion de bonheur en ce monde, la novice était résignée. Seulement on voyait à sa pâleur, à l’abattement de ses yeux, que ses nuits sans sommeil, ses jours sans joies seraient suivis d’une mort prématurée, que l’infortunée appellerait sa délivrance.
Madame de Brinvilliers l’écouta avec la plus profonde attention, et lorsqu’elle eut fini son touchant récit, lui dit : « Ne désespérez de rien. Priez Dieu, et peut-être votre malheur se changera-t-il en bonheur. » La religieuse secoua tristement la tête. « Oui, oui, poursuivit la marquise, soyez assurée que vous serez un jour contente. » La marquise sortit de sa retraite, et, se fit présenter chez le père de la religieuse : bientôt homme et son fils meurent en peu de jours. La novice, sortant du couvent, ne sut jamais combien lui coûtait sa liberté.
L’existence du journal de la marquise, qui est parfaitement authentique, et qui fut reconnu et paraphé par elle-même lors de la procédure, est une des choses les plus étonnantes de la vie de cette femme. Errante et proscrite, jugée et condamnée à mort par contumace, mais pouvant être arrêtée comme l’événement l’a prouvé, comment pouvait-elle être si imprévoyante et prudente en même temps. Car elle avait quitté le monde, cherché la solitude d’un couvent, s’y était renfermée sous un autre nom que le sien ; elle avait changé de goûts, d’habitudes, renoncé à tout ce qui pouvait lui plaire, et en même temps elle forgeait un document irrécusable pour se faire condamner avec une plus entière justice qu’elle ne l’avait été quelques semaines avant. Comment concilier tant de prudence et de folie ! Dans le cours du procès elle montra, au reste, la même singulière préoccupation.
Arrestation de la marquise
Tandis que Desgrais avait été au couvent pour s’emparer de ses papiers, la marquise, qui ne pouvait se dissimuler que c’était la mort qu’elle allait chercher à Paris, tenta de se sauver... mais elle n’avait pas le choix des moyens... elle ne pouvait même pas employer le plus puissant de tous, la corruption.... elle était sortie pour une promenade, et n’avait emporté ni argent ni bijoux.... Elle essaya cependant de séduire l’un de ses gardes par le don d’un diamant qu’elle avait au doigt, et lui confia une lettre pour un monsieur Theria, habitant de Liège... Cette lettre, écrite seulement au crayon et fort à la hâte, engageait ce monsieur Théria à faire enlever la marquise, le chargeait en outre d’aller au couvent prendre tous ses papiers qu’elle y croyait encore, et lui recommandait surtout de brûler celui intitulé : ma confession. L’archer prit le diamant et la lettre, en promettant d’être fidèle messager. Mais il garda le diamant, et donna la lettre à Desgrais. Ce fut une pièce de plus contre l’accusée...
Une autre preuve bien forte aussi fut la tentative de ce même M. Théria à Maastricht. Informé par la rumeur publique de l’arrestation de la marquise, il courut après elle, et offrit mille pistoles aux archers pour la laisser évader. Arrivée à Rocroi, la marquise fut interrogée par un conseiller de la Grand-Chambre qui avait été envoyé exprès au devant d’elle. Elle nia tout. A Paris elle fut mise à la conciergerie. C’était un procès très désagréable pour le parlement, qui eut toujours un grand esprit de corps. La marquise écrivit à plusieurs personnes qui, semble-t-il, ne se trouvaient guère satisfaites de la correspondance ; l’une d’elles, surtout, faillit en être victime. Mais la voix publique disait que ce n’eût été que justice. C’était M. Pennautier, agent général du clergé. Cet homme, déjà compromis par la suscription de plusieurs papiers laissés par Sainte-Croix, acheva d’inspirer de grands soupçons par la lettre de la marquise : « Je n’ai rien avoué, lui écrivait elle... Tentez tous les moyens pour me sauver. »
La marquise déclara Pennautier innocent. Mais l’innocence d’un ami de Sainte-Croix certifiée par Mme de Brinvilliers, avait besoin d’être cautionnée d’une manière plus certaine, et Pennautier retourna dans sa prison malgré son titre de receveur-général du clergé. Les témoins qui furent entendus dans ce procès, l’un des plus fameux de nos causes célèbres, furent peu nombreux. C’était même, à bien dire, des gens voulant parler pour faire parler d’eux. C’étaient des mots entendus et redits, des pauvretés indignes même de la gravité d’une pareille cause. La marquise voyant elle-même que les aveux de La Chaussée et ses propres écrits étaient des preuves sans réplique, cessa enfin de nier ainsi qu’elle l’avait fait depuis son arrivée à Paris. L’appareil de la question fut ce qui la détermina.
Le jour où elle devait la recevoir, elle aperçut, en entrant dans la salle des tortures, trois seaux d’eau extrêmement grands : « C’est assurément pour me noyer, dit-elle, car, de la taille dont je suis, on n’a pas la prétention que je boive tout cela ? » Elle avoua tout, et même plusieurs crimes encore inconnus non seulement pour elle mais pour les autres hommes. Elle eut ensuite un entretien de plus d’une heure avec le procureur-général, dont le sujet n’a jamais été connu. Lorsqu’on lui lut son arrêt de mort, elle fut moins troublée que par l’appareil de la question. Elle paraissait plongée dans une rêverie qui n’était pas de ce monde. Elle pria le greffier de recommencer la lecture de l’arrêt : « Ce n’est rien, dit-elle en souriant... c’était ce tombereau qui m’avait frappée... J’en avais perdu l’attention pour tout le reste. »
Le reste, il est bon de remarquer que c était l’échafaud et le bûcher. Elle était condamnée à être brûlée après avoir eu la tête tranchée ; cette dernière chose était un adoucissement à la peine, elle devait d’abord être brûlée vive. Elle tenta plusieurs fois de se tuer, et ne put réussir ; elle n’avait pu conserver la plus petite partie de ce qu’elle donnât si libéralement aux autres, et que maintenant elle aurait voulu acheter au prix de tous ses trésors, pour éviter le moment affreux de la présence du bourreau... d’un peuple curieux d’émotion, et avide du sang d’un monstre comme de celui d’une martyre. Car la mort enfin, la mort comme punition tardive peut-être, mais juste, lui apparaissait dans toute sa hideur, et elle apprenait a son tour ce que c’était qu’une longue agonie.
Le docteur en Sorbonne Pirot était son confesseur ; il l’assista pendant les derniers jours. Il assure que « pendant les dernières vingt-quatre heures de sa vie, elle fut admirable dans son repentir. Si bien éclairée par la grâce, dit-il, que j’aurais voulu être à sa place. » Elle demanda la communion, on la lui refusa. Elle demanda un morceau de pain bénit, on le lui refusa. Le maréchal de Marillac en pareille circonstance en avait reçu ; le maréchal était son parent mais étant moins coupable qu’elle, il fut traité moins sévèrement. La marquise fut moins surprise qu’affligée, et continua à montrer un profond repentir.
La marquise conserva longtemps de l’espoir ; elle comptait sur les amis de Pennautier, sur toute la magistrature qui voyait bien en elle une criminelle infâme, mais elle était fille d’un magistrat respecté, ses frères avaient siégé sur les fleurs de lys. Le père de M. de Brinvilliers était président à la cour des comptes, c’était une sorte d’alliance de parenté même. L’humiliation de la marquise, et surtout du jugement, semblait être commune à chaque membre du parlement. Sa grâce fut donc sollicitée, et, pourrait-on le croire, elle le fut très vivement ; mais Louis XIV fut inflexible...., et le 16 juillet de l’année 1676 fut enfin fixé pour son exécution. L’ami qui lui demeura le plus fidèle fut son mari. Il ne la quitta pas dans les derniers jours. Le 16 juillet, à six heures du soir, la marquise de Brinvilliers, revêtue seulement d’une chemise de bure, ayant à la main une torche de cire jaune, fut conduite à Notre-Dame pour y faire amende honorable. Ensuite elle fut rejetée sur de la paille dans ce même tombereau qui l’avait amenée, et conduite en place de Grève.
Exécution de la Brinvilliers
Elle avait une cornette de nuit en simple toile, qui lui tombait sur les yeux, et qui l’empêchait au moins de voir si elle ne l’empêchait pas d’être vue. Auprès d’elle était son confesseur, de l’autre côté, le bourreau. Les fenêtres étaient remplies de monde, et sur la place de Grève, le pont Notre-Dame, alors couvert de maisons, dans toutes les rues où passait le cortège, la foule était immense et se pressait autour de la criminelle t... Celte foule qui heurtait le tombereau n’attira ni son attention ni son ressentiment ; elle savait qu’elle donnait ce jour-là les jeux au peuple de Paris ; car il court voir couper la tête d’un homme comme le peuple romain courait au cirque pour voir un lion déchirer une panthère. Mais quand elle reconnut, aux fenêtres de quelques maisons, des femmes de la cour avec lesquelles elle avait été très liée, une rougeur d’indignation colora un moment ses joues pâles : « Oh ! c’en vraiment un beau spectacle, n’est-il pas vrai, mes amies ? » dit-elle à ces curieuses de mort, en les regardant avec une indignation mêlée de mépris.
Madame de Sévigné était une de ces curieuses. Étant en chemin pour la place de Grève, la marquise parut éprouver un sentiment pénible. On la voyait s’agiter, et souvent des mots sans suite s’échappaient de sa bouche. Enfin, elle se pencha vers son confesseur, et le pria de faire mettre le bourreau devant elle : « Car je ne puis supporter la vue de ce Desgrais », dit-elle avec colère. Son confesseur la reprit de ce sentiment. « Ah, mon Dieu ! répondit-elle, je vous en demande pardon ; qu’on me laisse donc cette étrange vue. »
« Enfin, dit Mme de Sévigné, elle monta sur l’échafaud avec bien du courage, seule et nu-pieds. Là, elle fut un quart d’heure mirodée, rasée, dressée et redressée par le bourreau : ce fut un grand murmure et une grande cruauté. Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple disait qu’elle était sainte. » Lorsque l’exécuteur eut fait son devoir, son corps fut jeté dans le bûcher, et ses cendres envoyées au vent.
Ce fut une grave et importante question qui occupa longtemps le parlement, que celle de savoir si la marquise de Brinvilliers avait eu d’autres complices que Sainte-Croix et La Chaussée. Ce Pennautier, qui fut accusé par le soin que prit la marquise de le défendre, est bien un peu terni par le seul soupçon qui le fit arrêter. Sa fortune était immense, et il l’avait obtenue avec rapidité et mystère. Le bruit public à cette époque fut que, dans l’entretien que la marquise avait eu avec le procureur général, elle avait révélé des choses d’une haute conséquence et surtout fort secrètes. Un commis de Pennautier, nommé Belleguise, se sauva en pays étranger, et emporta, dit-on, des papiers qui au raient perdu son maître. Le président de La Reynie poursuivit plus tard cette affaire, mais alors le fil en était rompu, et tout était de nouveau rentré dans son mystérieux silence. Pennautier ne subit au reste qu’une détention de peu de durée. Tout le haut clergé, à la tête duquel était l’archevêque de Paris, sollicita vivement sa liberté, et il fut libre. Le maréchal de Grammont dit fort justement à son sujet : « Vous verrez qu’il en sera quitte seulement pour supprimer sa table. »
L’affaire des poisons est un épisode qui caractérise d’une manière singulière et positive le siècle de Louis XIV. Sur cette scène de crimes, la marquise de Brinvilliers parait d’abord comme principale actrice et comme exemple des Locuste françaises.... Mais plus tard elle eut de dignes successeurs dans la Voisin et dans une foule de femmes et d’hommes de la plus haute naissance. Les empoisonnements, et même les pratiques magiques auxquelles on les associait se renouvelèrent en répandant l’épouvante dans l’intérieur des familles. Chaque jour on voyait tomber une nouvelle victime de la cupidité ou de la vengeance. Enfin le roi établit a l’Arsenal la fameuse chambre ardente, présidée par le président la Reynie : elle fut constituée le 11 janvier 1680.